13/03/2015
...puisque les hommes ont des complexions différentes...
« Puis donc que ce rare bonheur nous est échu de vivre dans une république, où une entière liberté de juger et d’honorer Dieu selon sa complexion propre est donnée à chacun, et où tous tiennent la liberté pour le plus cher et le plus doux des biens, j’ai cru ne pas entreprendre une œuvre d’ingratitude ou sans utilité, en montrant que non seulement cette liberté peut être accordée sans danger pour la piété et la paix de l’état, mais que même on ne pourrait la supprimer sans détruire la paix de l’état et la piété. »
Cette œuvre utile et sans ingratitude à l’égard de la liberté de penser accordée par la république (1), c’est le traité Théologico-politique dont l’auteur est Spinoza (2).
Comment le religieux peut-il s’accorder avec la tolérance ? Le philosophe s’étonne de voir des hommes pieux, qui professent la religion chrétienne, l’amour, la joie et la paix, se haïr, se combattre avec une incroyable ardeur malveillante.
Il y a trois siècles et demi, cet homme qui, au milieu des guerres religieuses, défendit une certaine idée de la liberté et de la tolérance –jusqu’à être exclu de la communauté israélite d’Amsterdam- cet homme donc, s’étonnait. Au point qu’il fut persécuté par les tenants du dogme. Car on commence par s’étonner, on s’interroge, on réfléchit, on peut même aller jusqu’à philosopher. Pour les détenteurs de vérité, qu’ils soient gardiens des ordres religieux, moral ou politique, quoi de plus insupportable que l’étonnement d’un homme ? Respectueux des Ecritures, Spinoza ne considérait pas celles-ci comme un recueil de préceptes, il doutait même que Moïse fût l’auteur du Pentateuque et Josué l’auteur du livre du même nom. Mais peu importait pour lui, ces livres témoignaient de la foi des hommes à une époque et dans un espace déterminés, ce qu’il fallait en retenir, c’est que les hommes ne seraient pas jugés pour leur obéissance à ce qui est écrit, mais pour leurs œuvres. Qu’avant de considérer les Ecritures comme vraies et divines, on ferait bien de les examiner à la lumière de la raison, ce qui ne nuirait nullement à la piété, mais permettrait au contraire à la foi de l’emporter sur le dogme.
« En outre puisque les hommes ont des complexions différentes et que l’un se satisfait mieux de telles opinions, l’autre de telles autres, que ce qui est objet de religieux respect pour celui-ci excite le rire de celui-là, je conclus encore qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement et le pouvoir d’interpréter selon sa complexion les fondements de la foi, et juger de la foi de chacun selon ses œuvres seulement, se demandant si elles sont conformes ou non à la piété, car de la sorte tous pourront obéir à Dieu d’un entier et libre consentement et seules la justice et la charité auront pour tous du prix. »
Spinoza.- Traité théologico-politique
Quelle leçon de tolérance ! Ce texte a 350 ans. Il aurait pu être écrit aujourd’hui, ici en France, en Belgique ou en Irlande, où si l’on jugeait les religieux selon leurs œuvres, on verrait qu’elles ne sont pas toujours conformes à la piété. Il y a trois siècles et demi, Spinoza fut le témoin des luttes fratricides entre les sectes, les factions et autres cabales religieuses. De ces guerres, nous sommes encore les témoins aujourd’hui. Moines massacrés, chrétiens accusés de ne pas pratiquer la religion majoritaire, imams menacés pour avoir fréquenté des juifs, tombes musulmanes, juives ou chrétiennes profanées, croix renversées, synagogues incendiées, menaces de mort contre des femmes, des intellectuels, des états, en application de chari’as (« chemin à suivre » !).
Qu’aurait-il dit, notre philosophe aujourd’hui ? Dans le brouillard qui s’est abattu depuis quelques années sur nos démocraties flageolantes, au milieu de ces discours sans âme et sans force qui nous sont diffusés par des femmes et des hommes pour qui rien ne compte que la poursuite d’une carrière pour le gain d’une place au panthéon de la république, alors que leurs faits d’armes n’ont même pas le poids d’un porte-plume et sont ridicules comparés aux prouesses de ceux qui ayant perdu la vie pour sauver la liberté ou la république, n’ont droit qu’à un nom accroché au coin de la rue et encore pas toujours, dans ce brouillard impénétrable où tout se vaut, où les pires idéologies qui ont conduit dans le passé à commettre tant de crimes et qui continuent d’en commettre à quelques heures d’avion ou pire sur notre sol, ces idéologies guerrières qui n’ont de religieux que le nom, qui deviennent des sujets de conversation intéressants dignes de débats feutrés sur les plateaux de télé, dans ce brouillard où celui ou celle qui tente de dire ce qu’il pense passe pour un amuseur, un farfelu, un gêneur, ou ce qui est plus grave pour un représentant de l’extrême droite, il n’y a pas si longtemps à deux mille kilomètres d’ici on disait ennemi du peuple, dans ce brouillard donc, il est permis de se demander si le grand philosophe du XVII° siècle aurait eu le loisir de s’exprimer sans provoquer rictus, quolibets ou pire, sans être sous la menace d’une condamnation à mort.
Car ce que ces gens n’acceptent pas, c’est la séparation entre ce qui relève de la foi et ce qui relève de la raison. Ils ne supportent pas que le religieux reste campé dans le domaine privé. Ils veulent « ouvrir » la laïcité. Mais elle l’est déjà, ouverte, la laïcité, puisqu’elle permet à tous de se réunir, d’exister, de s’instruire, quelles que soient les opinions de chacun ! Alors, l’ouvrir à qui, l’ouvrir à quoi ? Hormis le peuple, je ne vois pas à qui on pourrait l’ouvrir. Si ce n’est à ceux pour qui l’école est un danger tant qu’elle n’est pas entre leurs mains. L’insistance avec laquelle Spinoza maintient qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement, ce qui doit être le principe de tout éducateur, donc le pilier de la laïcité, n’a d’égale que l’insistance avec laquelle il affirme la différence entre les deux types de connaissance :
« Ayant ainsi fait connaître les fondements de la foi, je conclus enfin que la connaissance révélée n’a d’autre objet que l’obéissance, et est ainsi entièrement distincte de la connaissance naturelle, tant par son objet que par ses principes et ses moyens, que ces deux connaissances n’ont rien de commun, mais peuvent l’une et l’autre occuper leur domaine propre sans se combattre le moins du monde et sans qu’aucune des deux doive être la servante de l’autre. »
Spinoza.- Traité théologico-politique
De ces leçons du philosophe, je retiens qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement, laisser à chacun le pouvoir d’interpréter selon sa complexion les fondements de la foi, obéir à Dieu d’un entier et libre consentement…
…et aussi, mais le philosophe pouvait-il le dire en son temps et son pays : n’obéir qu’à la raison, à sa voix intérieure, à sa conscience. Penser et vivre sans dieu, en honnête homme, sans empêcher pour autant les autres de croire.
§
(1) les Pays-Bas au XVII° siècle ;
(2) Spinoza (Baruch de) (Amsterdam, 1632 La Haye, 1677), philosophe néerlandais ;
08:34 Publié dans libre pensée | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tolérance, liberté de pensée, religion, spinoza
04/03/2015
Le Zeiss Ikon Nettar 515/2

Florence, le Ponte Vecchio Zeiss Ikon Nettar, cliché M.Pourny
Je ne connais pas la date de création de cet appareil, qui est présenté en page 65 du catalogue Photo-Plait de 1938.

archives M.Pourny
Le modèle que j’ai entre les mains est équipé de l’objectif anastigmat Nettar de 11cm ouvert à 1 :4,5 monté sur un obturateur Telma S donnant les vitesses 1/25°, 1/50°, 1/100°, 1/125° plus les poses B et T et retardateur.

Florence, au bord de l'Arno Zeiss Ikon Nettar, cliché M.Pourny
C’est un appareil pliant à soufflet de 168 x 85 x 47mm (plié). Le boîtier est entièrement métallique, recouvert de cuir noir. Le soufflet est en peau, doublé à l’intérieur d’une toile noire. L’abattant qui porte l’objectif et la partie mécanique de l’appareil dispose d’une pièce métallique qui dépliée permet de poser l’appareil en position verticale. Si l’on veut réaliser une prise de vue horizontale, et pour éviter le bougé, le socle est muni d’un filetage pour la fixation sur trépied (gros diamètre « pas du Congrès », mais des adaptateurs existent).

cliché M.Pourny
Le déclencheur est sur le dessus, à main gauche, il commande un levier situé près de l’obturateur, levier très souple qu’il suffit de pousser pour déclencher, avec à mon avis moins de risque de bougé, n’oublions pas que la vitesse la plus rapide n’est que de 1/125° seconde. On dispose aussi d’une prise pour déclencheur souple.
L’armement se fait en actionnant un levier sur l’obturateur. Une grande couronne crantée permet de sélectionner les vitesses, un curseur commande les diaphragmes de 1 :4,5 à 22. La mise au point se fait par rotation de la monture de l’objectif, les distances sont indiquées en mètres de 1,5m à l’infini. Les réglages se font donc sans difficulté, les indications sont claires, et après environ 75 ans d’existence, aucun grippage n’est à relever.
L’avancement de la pellicule se fait comme sur tous les pliants 6x9 en tournant un gros bouton qui commande la bobine réceptrice. Ici, c’est une manette pliante très pratique qu’on manipule entre deux doigts. Attention encore une fois au risque de vues involontairement superposées, l’avancement du film et l’armement de l’obturateur ne sont pas couplés. Je donne à nouveau le conseil de n’avancer le film qu’au moment de la prise de vue. Et encore, il y a des accidents… cela m’est arrivé, quand au dernier moment on décide de ne pas prendre la photo, il faut se rappeler ultérieurement que le film est avancé !
Sur une pellicule 120 (encore disponible aujourd’hui dans le commerce, c’est tout l’intérêt de cet appareil) on obtient 8 clichés 56 x 86mm, d’où l’appellation 6 x 9.
Sur le dessus de l’appareil tenu horizontalement, un « viseur » se déplie, et je mets les guillemets. C’est à mon avis le point noir de cet appareil, le cadrage manque totalement de précision. Certes, il y a le viseur à miroir placé sur la platine avant, mais la visée est tout aussi imprécise. J’utilise le viseur pliant, sans oublier de redresser légèrement l’appareil pour corriger la parallaxe. En prise de vue verticale, pour la même raison, pivoter légèrement l’appareil vers la droite. Sinon, le cliché présentera une vue décalée vers la gauche par rapport à l’image cadrée au moyen du viseur.
Je cherche désespérément un pare-soleil, accessoire indispensable pour protéger la lentille frontale des rayons du soleil : le traitement anti-reflet des optiques était inconnu à l’époque. A défaut de cet accessoire, je m’arrange pour mettre l’objectif à l’ombre de quelque chose, un arbre, un poteau, un mur, une personne.
Les images obtenues sont de qualité, bien nettes. Mais le contraste n’est pas au rendez-vous, ce qui n’est pas un souci en noir et blanc : ne pas mettre dans le même bain le film exposé et celui obtenu avec un appareil moderne. Je préconise une agitation constante dans un révélateur énergique pour redonner de la vigueur aux clichés. En outre, autant pour la planche contact que pour les tirages, il est conseillé de filtrer assez dur, ou d’employer, pour les petits veinards qui en ont encore, du beau chlorobromure (Agfa Record Rapid par exemple) en grade 4 ou 5. Je présenterai des tirages réalisés avec ce Zeiss Ikon d’avant guerre.

Florence Zeiss Ikon Nettar, cliché M.Pourny
§
Merci à Jean-Paul grâce à qui j'ai ce bel objet entre les mains, appareil qui appartenait à son grand-père.
10:12 Publié dans Photographie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : zeiss ikon, appareils pliants 6x9, florence
20/02/2015
Tout a commencé avec une pomme
C’était une petite école de photo de rien du tout, mais sympathique, qui réunissait des gens très bien de tous âges et de tous horizons. On ne se prenait pas la tête, et si un jour pour faire le malin ou se distinguer des autres l’un d’entre nous montrait quelque prétention, on lui demandait de montrer ses œuvres, et… mais non, cela ne s’est jamais produit, car nous savons que l’art n’est pas sacré et qu’il peut surgir à tout moment et de partout.
Alors nous étions tous assis, en rond, vous allez voir c’est important, autour d’une table. Quelque chose avait été placé au milieu de celle-ci. On demanda à chacun de dire ce qu’il ou elle voyait. Les réponses furent hésitantes, car dans la société où l’on vit il faut toujours s’attendre à un piège. Prenant son courage à bras le corps, un brave osa : « une pomme ». D’autres acquiescèrent. Comme il est dans notre nature quand on est en groupe de se faire remarquer, on entendit toutes sortes de bons mots, elle n’est pas mûre, devra-t-on la partager, qu’est-ce qu’on fait là, qui c’est qui paye, même des propos sur l’origine du mal, qui sommes-nous, d’où venons-nous, qu’allons-nous devenir et d’autres saillies du même genre, et d’autres que je préfère taire sur ce blog qui jusqu’à ce jour a maintenu un niveau de respectabilité que je m’efforce contre vents et marées d’entretenir. En fait, et vous l’avez deviné, ce que voyaient les personnes réunies autour de la table n’était pas une pomme, mais seulement une partie de celle-ci, portion plus ou moins importante en fonction de la position et de la distance des yeux de chacun. Personne ne pouvait dire qu’il voyait l’objet dans son intégralité, la preuve c’est que certains pouvaient distinguer telle ou telle tache, tel point noir, on aurait pu corser l’affaire en choisissant un fruit déjà entamé ou abîmé sur un côté, ce qui aurait permis de faire varier les observations. La réponse aurait cessé d’être unanime, au lieu de voir une pomme, certains auraient vu un fruit avarié, d’autres un fruit alléchant.
On aurait pu tirer de cela des digressions philosophiques, faire la différence entre l’apparence et la réalité, entre la partie visible des choses et les choses elles-mêmes, entre la partie et le tout. Entre le monde tel qu’il nous apparaît et le monde en soi. Et puis, en tirer une leçon de modestie en distinguant ce que nous pouvons connaître de ce qui est en réalité. Faire la critique des errements de notre esprit qui, de la vision d’une chose en tire la certitude de son existence, comme si nous pouvions tout savoir, tout appréhender, comme si l’entendement humain pouvait aller au-delà de ce que les sens nous permettent de percevoir, bref nous aurions pu philosopher. Nous aurions pu élever nos considérations et convenir avec l’artiste qu’il ne faut pas confondre une pipe et sa représentation, que les facultés imaginatives de l’esprit humain sont plus à même de comprendre le monde que la trigonométrie, que si les calculettes peuvent déterminer l’âge du big bang, elles auront bien du mal à nous dire pourquoi il a eu lieu, si toutefois il eut lieu un jour.
Mais nous étions réunis autour de cette table pour devenir de bons photographes, et la première leçon à tirer de cette expérience amusante, c’était que la photographie se pratique avec les pieds. En tournant, en s’avançant, en reculant, en cherchant la lumière, en faisant tout notre possible pour avoir de l’objet une vision non pas totale ce qui est impossible, mais la plus proche de ce qu’il est. On ne parle ici que de l’espace, tourner, s’approcher, prendre du recul. La lumière, plus précisément l’éclairement est aussi fondamental. Comme les choses peuvent être différentes selon l’intensité et la direction de la lumière ! Tel quartier qui paraît si morne dans la grisaille automnale n’est-il pas plus riant au printemps, au soleil ? D’ailleurs même les habitants si moroses en hiver reprennent goût à la vie au retour de la lumière.
Espace, lumière, il faut aussi parler du temps, du temps qui passe. Un visage change avec les années certes, mais aussi avec les minutes, les secondes et même les dixièmes, les centièmes de seconde. En fonction des sentiments, des émotions, des préoccupations, des pensées. Les portraitistes le savent et tentent de capter l’instant décisif, l’expression qui permettra sur l’épreuve finale d’en apprendre un peu plus sur l’âme humaine.
L’expérience de la pomme nous incite à l’humilité. Non, la photographie n’est pas objective. Ce qu’elle peut faire de mieux au sommet de son art, c’est de nous faire connaître un peu plus le monde qui nous entoure, aussi cette femme ou cet homme qui nous le montre. La technique est nécessaire, elle est parfois un peu compliquée, je disais plus haut qu’on photographiait avec les pieds, c’était une formule. L’œil dans le viseur certes, mais l’esprit, le sentiment, l’émotion, le corps, la mémoire, la colère, le plaisir, l’amour, la volonté d’intervenir, de témoigner ou de ne rien dire, tout cela, tout ce qui fait de nous des êtres pensants, sensibles, riants, aimants, toutes ces forces telles des vecteurs dirigent l’objectif vers un point qui révèle ce que nous sommes.
§
Merci à toi Christophe, de m'avoir fait connaître ce photographe : James Nachtwey !
13:14 Publié dans Photographie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pomme, prise de vue, photographie, point de vue

