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07/10/2015

Au coeur d'un homme

 

Nous étions presque arrivés chez nos enfants, quand il fallut dépasser un cycliste. Avec prudence, nous attendîmes le passage d'une voiture venant en sens inverse, ce qui nous donna le temps de constater que cet homme âgé équipé comme un coureur était bien courageux d'affronter les terribles, rectilignes et interminables pentes normandes. Après une heure d'arrêt le temps d'embrasser grands et petits et d'avaler une tasse de café, nous reprîmes la route peu enthousiastes à l'idée du bon bout de chemin qui nous séparait encore de la maison. Surprise: le cycliste était devant nous. Traçant imperturbablement la route, équipé coureur, longs et maigres mollets, grand développement, pas de doute il me rappelait quelqu'un. Nous le dépassâmes, croyant ne jamais le revoir. Erreur. C'était dans la nuit, la nuit suivante. J'étais au volant, il me fallut dépasser un cycliste. Encore le même, équipement, mollets, façon de se tenir et d'arracher un grand développement. J'attendais, presque au ralenti, que passent les véhicules venant en sens inverse, je laissai entre lui et ma voiture un écart suffisant, écart qui me permit de distinguer son visage, et c'est au moment précis du dépassement, quand nous parvînmes à son niveau, qu'il tourna la tête. J'eus à peine le temps de croiser son regard, je fis un bond sur le lit. C'était mon père. 

 Maintenant qu'il a disparu vient pour moi le temps des regrets. Quand il l'aurait fallu, je n'ai pas pris la dimension de l'homme. Quand il allait bien mon père était d'un commerce agréable, capable d'une grande gentillesse avec sa femme, ses enfants, son entourage. Mais si par malheur un événement, une information, une explication, un geste ou un mot rompait son équilibre, bousculait son credo, interrogeait sa conception du monde, tel un petit enfant il faisait sa colère. Il souffrait de ses lacunes: les armes que l'école ne lui avait pas données pour répondre. Il sortait de lui-même, bloqué, rouge, éructait des mots insensés, l'ire étant la seule issue au surgissement de ce terrible sentiment qu'il n'était rien. On ne peut pas lui reprocher cela, qui aurait supporté une telle injure, la transparence de son existence ? Il n'était qu'un homme, la tempête ne durait pas mais pendant de longues heures et parfois des jours la maison restait silencieuse, nous parlions à voix basse et quand au matin il marmonnait entre ses dents un "bonjour" nous savions qu'après le coup de chien la vie allait reprendre son cours. Plus tard il disait qu'il avait passé son temps à le perdre, il souffrait du travail en usine auprès de gens qui ne s'intéressaient qu'aux résultats de foot et au montant de leur feuille d'impôt. Même de ses proches copains d'atelier il ne supportait plus la compagnie, ne déjeunait plus à la cantine, cassait la croûte près de sa fraiseuse en révisant son vocabulaire anglais ou en s'évadant par la fenêtre d'un bon livre. 

 Il était un peu comme nous tous. Il y avait lui, et le monde autour. Mais chez mon père l'égocentrisme sautait aux yeux, il ne parvenait pas à le dissimuler. Un compliment à son égard, il élevait instantanément la personne au pinacle, et pour longtemps. Celui qui par mégarde touchait à son panthéon était définitivement rayé de ses amis. Disons plutôt de ses fréquentations, car l'égo de l'homme prenait trop d'espace pour qu'un échange durable fût possible. Il s'isolait lui-même d'un monde qui ne le jugeait pas à sa propre valeur. Les autres, copains d'atelier, voisins, amis et amies de sa femme supportaient mal ce repli sur soi, parfois ses outrances. Au grand désespoir de ma mère, au fil des années les fréquentations, les invitations, les échanges se firent rares.

 Il lisait beaucoup, avait une soif insatiable de savoir, de comprendre. Il admirait ceux qui possédaient ce savoir, qu'il appelait les gens "cultivés", autant qu'il méprisait ceux qui -d'après lui- ne l'étaient pas, en gros les gens du peuple, de l'usine, de la terre, du voisinage, d'où sa solitude, car les grands personnages qui diffusent la culture à la télévision et dans les livres n'accordent jamais la parole à ceux qui les admirent. Il se rendait au travail à reculons, il fermait sa porte aux voisins, il évitait les contacts même avec ceux qui, avertis et débordant de délicatesse, faisaient leur possible pour ménager son moi. 

 Non seulement il lisait, mais il ne se lassait pas d'apprendre. Les langues en particulier. Quelques mois avant sa disparition, il révisait encore ses vocabulaires allemand, anglais et italien. Il reprenait à tour de rôle la méthode Assimil pour l'apprentissage des trois langues. Une activité intellectuelle intense pour un homme de cet âge, et surtout incompréhensible pour le commun -trop commun- des mortels qui juge rapidement que le grand âge interdisant les voyages, l'apprentissage d'une langue étrangère est inutile. On se demande parfois où va se nicher la bêtise, ce sont les mêmes qui n'ont jamais eu la curiosité d'aller voir ce qui se passe ailleurs, pour qui l'usage d'un jargon qui n'est même pas du français suffit pour bricoler, faire les courses, jardiner et twitter. 

 En sa compagnie j'ai appris une chose. Que l'instruction n'est pas tout. Et pire. Qu'elle peut alimenter les préjugés, mettre un voile sur l'ignorance. Il avait suivi l'école jusqu'au certificat d'études. Pour le reste, ce qu'il savait il l'avait appris par lui-même et bien qu'il n'eût jamais lu Montaigne, un peu à la manière de ce dernier, en furetant ici et là dans les livres, aussi par l'expérience et l'observation. Face à notre mère institutrice qui à toute occasion ne pouvait s'empêcher et c'est humain dans un souci pédagogique de lui enseigner quelque chose, notre mère dont le savoir était incommensurable mais policé, savoir d'école d'une logique implacable, mon père devait souffrir de son ignorance autant que de son impuissance, monde à l'envers où dans un foyer sur cent peut-être, c'est la femme qui détenait le pouvoir. En réalité cet homme était loin d'être ignorant. Désorganisé, son savoir était singulier, original, surprenant.

 Il sentait les choses plus qu’il ne les comprenait. Sa vision du monde n’était pourtant pas dépourvue de logique. Si l’on acceptait de mettre un pied à l’intérieur du cercle de son univers, force est de reconnaître que tout se tenait. N'y entrait pas n'importe qui. Même ses proches ne savaient pas toujours comment et quand l’aborder. Une fois la porte entrouverte, un monde nouveau se déployait sous les yeux sidérés du visiteur. Un monde où les normes, les lois, la science, les techniques, la chronologie, les chiffres, la lessive, la vaisselle et le ménage s’étaient vus refuser le droit de passage. Un monde qui se développait sur un écran géant, loin des tracasseries qui font la vie quotidienne de ceux qui par malheur ont gardé les pieds sur terre, multitude de nécessiteux, royaume des ombres. Cela fut difficile à vivre pour notre mère qui dut faire face pendant un demi-siècle aux aléas de la vie terrestre. 

 N'oublions pas les fondamentaux: mon père venait d'ailleurs. Comme les gens qui ne sont pas d'ici, sa vision du monde s'en trouvait élargie. Lui qui sortait de lui-même dans ses moments d'outrance, capable de propos qui, s'ils avaient été rendus publics l'auraient conduit en prison, montrait dans ses moments pacifiés une élévation d'esprit dont peu de penseurs aujourd'hui sont capables. Jamais je n'ai entendu mon père prononcer un mot désobligeant vis-à-vis des homosexuels et il n'y avait chez lui nulle trace de cette xénophobie qui fait tant de ravages jusque chez les gens de culture. S'il plaçait l'Italie à l'origine de tout, au point que cela devenait insupportable pour l'interlocuteur qui devait pratiquer l'autocensure, sa vision du monde n'était pas limitée aux frontières, donc pas à celles de la France, il aimait ou détestait les hommes pour ce qu'ils faisaient, non pour ce qu'ils étaient. 

 Il ne fut jamais membre d'un parti. Les grandes idées qui se terminent en -isme et souvent aussi en eau de boudin ne l'ont jamais tenté. Il les fuyait même, car n'ayant jamais mis un pied dans la politique, désengagé de tout, il était mieux à même de juger les hommes. Avec le risque de la misanthropie. Lui reprocherai-je quand on nous assure aujourd'hui que les hommes ne sont plus responsables de rien, victimes malheureuses des institutions, de la société, du système? L'indépendance d'esprit de mon père était son Everest. Plus d'une fois il m'a plu de le gravir en sa compagnie. En altitude on pouvait rire de tout. Les hommes vus de là-haut étaient de minuscules points noirs fourmillant dans tous les sens. Maintenant qu'il est mort combien je regrette que la société n'accorde pas à tous ceux qui en feraient bon usage la culture nécessaire au développement de la pensée. Combien je regrette de n'avoir pas clamé avec lui debout là-haut sur la montagne ces paroles du grand philosophe que le fruit le plus mûr de l'arbre est l'individu qui n'est semblable qu'à lui-même, l'individu affranchi de la moralité des moeurs... ce maître du libre arbitre, ce souverain...*

 

§ 

 

* Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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14/09/2015

Pour que le pire survienne...

 

… il suffit que les gens de bien se taisent. 

 Je ne sais pas qui a dit cela le premier, un Ancien, un philosophe, un sage ? Ne serait-ce pas plutôt un observateur de notre temps, un contemporain faisant un bon usage de ses yeux, de ses oreilles, de ses cellules grises, quelqu’un de normal après tout, jugeant les choses froidement, sans présupposés, sans se laisser entraîner dans les circonvolutions sans limites de l’opinion qui rassure. 

 S’il est une chose qui ne connaît pas la crise, c’est la politique de l’autruche. On est les recordmen du monde. Je ne pense pas seulement aux grands de ce monde, aux gens de pouvoir, politiques, journalistes et conseillers en communication. Non, je pense au voisin d’à côté, au cousin, à des gens très proches avec qui à l’occasion on rit un bon coup. On rit, mais pas de tout. Il y a les sujets qui fâchent. Des sujets qui font peur, qu’il ne faut pas aborder. Au risque de se faire accuser de tous les maux. Un automobiliste se fait emboutir par une voiture occupée par quatre jeunes de quartiers défavorisés : porter plainte c’est du racisme. Et si la police intervient, elle vous prend dans un coin et vous explique que ce n’est pas grave, et que de toute façon ces gens-là ne sont pas solvables. Chuuuuut. 

 Nos humoristes, quand ils ne se moquent pas des roms, y vont à tire larigot contre les religions, les juifs, les protestants, les catholiques, les bouddhistes, ils savent que leur ricanement n’aura pas de conséquence et s’en donnent à cœur joie. Les avez-vous entendus outrager l’islam ? 

 Quand l'islam tue, le monde médiatique s’empresse de mettre en cause des terroristes, des êtres barbares. On fait du crime un événement d’exception. Mais qu’a-t-il d’exceptionnel ? Rien. Depuis des années les chrétiens d’orient sont persécutés par les islamistes. S’il n’y avait que les chrétiens…L’islam progresse en Afrique, la charia s’installe dans les territoires conquis. Sur la moitié nord de l’immense continent, Sainte Diversité Culturelle en prend un coup. Tant vantée chez nous où l’on tergiverse pour savoir si la présence d’une femme qui manifeste son appartenance religieuse dans une crèche est une atteinte à la laïcité, infraction sanctionnée –au pire- d’un licenciement. Où l’on tergiverse avant d’interdire les prières de rue, où l’on prend mille précautions dans les écoles pour ne pas froisser ceux qui croient encore à l’origine divine du monde ainsi qu’au rôle positif que leur religion a joué dans l’histoire des hommes. Chez nous où pour la première fois depuis l’instauration de la mixité dans les lieux publics, on s’arrange pour que les femmes ne rencontrent pas les hommes, où l’on accepte que les filles soient dispensées de sport. 

 Sainte Diversité, partout, sauf là où l’islam fait la loi. Car dans le monde islamique, la diversité est pourchassée, condamnée, éliminée. Ils doivent bien s’étonner, celles et ceux qui souffrent là-bas d’un régime totalitaire qui n’a de religion que le nom, de voir qu’ici les gens de « bien », les bonnes consciences se réjouissent de voir leur pays s’orientaliser, quel euphémisme pour ne pas avouer qu’il s’agit de prendre de l’orient ce qu’il a de plus obscur : un retour vers les formes les plus archaïques, autoritaires et violentes de l’histoire humaine. Sous couvert de Diversité culturelle, il nous faudrait accepter l’accompagnement des sorties scolaires par des femmes déguisées, la construction de mosquées avec l’argent public par des moyens détournés, la disparition du jambon dans les cantines, les pressions exercées sur l’école publique et le contenu des cours, la distribution exclusive de viande hallal par certains commerces et chaînes de restaurant, les propos guerriers contre l’occident et Israël, le silence des médias sur l’antisémitisme galopant qui est de moins en moins le monopole de l’extrême droite, bref il nous faudrait accepter quoi ? 

 Nous avons colonisé des peuples, nous le paierons un jour. C’est ce que disait mon père. Avait-il raison ? Le moment est-il venu ? Nous faut-il aujourd’hui accepter de payer la dette que nos grands parents ont contractée en Afrique ? Mais s’il faut que les descendants des colonisateurs souffrent ce que leurs ascendants ont fait endurer à ces peuples, il faudra accepter aussi que les allemands de vingt ans ne se regardent plus dans un miroir sans se voir couvert d’un couvre chef orné d’une tête de mort, ou que les russes du même âge s’accusent d’avoir eu des parents kapos en Sibérie. 

 Payer une dette contractée par les anciens, il y a là un parfum de christianisme qui ne dit pas son nom. Vous savez de ces senteurs qui imprègnent, les relents de tabac dans les tissus, il nous reste encore beaucoup à faire pour nous débarrasser d’une culpabilité que les dogmes ont fait peser sur les hommes. Ne jetons pas la pierre aux chrétiens, la gauche non chrétienne ou ce qu’il en reste, en un bloc condamne la colonisation… Il fut un temps où son président était dans l’affaire algérienne favorable à la guerre. Ne jetons pas la pierre aux chrétiens, mais question colonisation, l’Eglise y a bien trouvé son compte, non ? Et tout ce petit monde de s’apitoyer sur le sort de l’Afrique, au sens large, là-bas, et ici dans ce qu’ils appellent les quartiers. Tout ce qui vient de ce continent est beau et bien, à tel point qu’il faut nous en imprégner, musique, chanson, art, cinéma, mœurs et bien sûr religion. Sauf du christianisme, puisque précisément il vient de chez nous. Mais au fait, comment est-il arrivé là-bas ? 

 Le mieux est de continuer de nous taire. De faire comme si de rien n’était. De se dire que tout va s’arranger. Que les fortes têtes, ces ringards accrochés aux vieilles lanternes occidentales, laïcité, liberté de penser et de croire, éducation des garçons et des filles, sont des êtres perdus tombés dans l’escarcelle de l’extrême droite raciste et xénophobe. A oui vraiment, il y a de quoi les plaindre. 

 Pour que le pire survienne, il suffit que les gens de bien se taisent. La mauvaise conscience ne torture que les personnes qui ouvrent les yeux. Si vous voulez dormir tranquille, fermez les et plus tard quand le pire surviendra, vous direz que vous n’avez rien vu.

  

§

 

 

 

04/09/2015

Si l'on excepte quelques penseurs honnêtes

 

 

Cité par Emmanuel Carrère dans « Limonov » : George Orwell parlait de common decency,  

« …cette haute vertu qui est plus répandue dans le peuple que dans les classes supérieures, extrêmement rare chez les intellectuels, et qui est un composé d’honnêteté et de bon sens, de méfiance à l’égard des grands mots et de respect de la parole donnée, d’appréciation réaliste du réel et d’attention à autrui. »

 Ce livre d’Emmanuel Carrère est une source inépuisable pour celui qui veut comprendre notre temps. J’y reviendrai. Common decency : le dictionnaire traduit par décence, bienséance, convenance, respect humain, pudeur, honnêteté. Je retiens ces trois derniers, ce sont des piliers solides sur lesquels peut s’édifier une conduite humaine. Qualités essentielles mais rares. Qualités qui ont peu de rapport avec le niveau culturel des personnes.  

 Au commentaire de E.Carrère qui évoque les grands mots, sous-entendant par là qu’ils sont proférés par les intellectuels, j’applaudis. Bavards intarissables, ils parlent trop souvent pour ne rien dire. Je mettrai un bémol. Le vingtième siècle les a trop souvent vus parler alors qu’il aurait fallu qu’ils se taisent, mais n’oublions pas qu’ils se sont aussi tus quand il aurait fallu qu’ils parlent. Car si les longues études développent l’intelligence, elles donnent des responsabilités. Qu’un philosophe dispense ses cours à l’université sous un régime qui sème la terreur, qu’il approuve même ce régime, c’est incompréhensible, ce fut pourtant la réalité. Que des écrivains ou des artistes reviennent enthousiasmés et glorifient l'intolérable, c’est révoltant mais ce fut la réalité. Quand je dis que je mettrai un bémol sur le penchant des intellectuels pour le bavardage, c’est qu’il faut leur accorder aussi cette faculté qu’ils ont de se taire. Au besoin, ils sont les rois du silence.  

 Je n’ai jamais reproché à cet ami de ma grand-mère dont j’ai longuement parlé ici-même, il s’appelait Nicolas, je ne lui ai jamais reproché d’être communiste, c’est-à-dire stalinien tout simplement, même quand on savait que le « petit » père des peuples était champion du monde du crime –excepté Hitler, on ne va pas comparer le nombre de morts, les déportations, les souffrances. Je ne lui ai pas reproché pour deux raisons. D’abord, Staline déportait, tuait et torturait au nom du communisme, et le communisme c’est le plus bel objectif qui ait été à ce jour proposé à l’humanité. Pour Nicolas, comme pour des millions d’ouvriers français, l’Union soviétique c’était l’espoir, et pour les plus combatifs : l’avenir. Alors pour les crimes, mais de quels crimes parlez-vous donc quand c’est pour le bonheur des peuples ? Ensuite, Nicolas n’avait lu ni Hegel ni Feuerbach ni Marx ni Engels ni Lénine. Sa culture était celle de l’Humanité quotidienne et de Paris turf pour le tiercé du dimanche. Donc pour lui, à partir de 1941, l’horreur était nazie, terrible, insupportable, mais limitée à l’Allemagne, certes importée en France mais par des traîtres à la solde des « boches ». Par contre, nos poètes à la Aragon qui en appelaient au Guépéou, nos universitaires qui se taisaient en 56 lors des événements de Pologne et de Hongrie, et qui pour certains ne rompaient le silence que pour accuser les ouvriers hongrois d’être manipulés par l’ogre américain, justifiant ainsi l’écrasement de leur révolte par les chars du grand frère soviétique, ah oui à ceux-là il y aurait des reproches à faire mais c’est trop tard toujours trop tard. Combien de ces intellectuels ont bougé leur cul pour accueillir Leonid Plioutch à l’aéroport français, ce mathématicien chassé de son pays pour dissidence ? Quelques dizaines. Silence radio. Ces écrivains qui ne savent plus raconter des histoires, sauf quand on ne leur demande pas, qui n’ont jamais souffert, qui n’ont vécu aucune aventure, qui s’auto analysent sur du papier à grand tirage, ils se sont tus quand d’autres à l’est recopiaient sur du carbone des chefs d’œuvre interdits. Des courageux comme Pierre Daix, il y en a eu peu, trop peu pour parler, pour dire que l’Archipel du Goulag était plus qu’un beau morceau de littérature. 

 Ils sont les rois du silence quand le réel ne coïncide pas avec l’idée qu’ils se font du monde. Dans les moments cruciaux de l’histoire des hommes, quand les dogmes menacent de s’effondrer, le silence des maîtres à penser les maintient encore debout. Pour quelques temps seulement, mais c’est déjà trop.  

 Posons d’emblée cet axiome : les intellectuels sont très majoritairement de gauche. Pourquoi ? Défendre ou même promouvoir le capitalisme, l’idée du profit, le système bancaire, l’exploitation de l’homme par l’homme, bref se faire l’avocat du diable est une tâche pratiquement insurmontable pour quiconque a fait de longues études, et souhaite en tirer quelque chose en général pour faire carrière, mais pas toujours, quelquefois aussi pour améliorer le sort de ses contemporains même si c’est contre le gré de ces derniers, au péril de leur vie. L’intellectuel penche donc à gauche et rêve de faire le bonheur des peuples. Je reviens au livre de Carrère pour une longue citation qui en vaut la peine (il reprend lui-même des propos d’un certain Martin Maria) : 

« Le socialisme intégral n’est pas une attaque contre des abus spécifiques du capitalisme mais contre la réalité. C’est une tentative pour abroger le monde réel, tentative condamnée à long terme mais qui sur une certaine période réussit à créer un monde surréel défini par ce paradoxe : l’inefficacité, la pénurie et la violence y sont présentées comme le souverain bien. »  

 Pour expliquer le silence de nos intellectuels pendant les riches heures du totalitarisme soviétique, il faut noter que ce dernier ne s’en est jamais pris au peuple, ni à l’honnête citoyen, mais aux « ennemis du peuple ». Là réside toute la force du système : on met tout en œuvre pour faire le bien, et quelques énergumènes (en réalité entre 10 et 15 millions) pour la plupart agents de puissances étrangères ourdissent des plans contre-révolutionnaires. Ajoutez à cela l’aura dont jouit le père des peuples et sa clique après la victoire sur l’Allemagne nazie, et on comprend mieux pourquoi ici à l’ouest la gauche s’est tue, et même parfois a complaisamment entendu la propagande communiste.  

 On va me dire : mais enfin pourquoi revenir sans cesse sur ce passé ? C’en est fini du communisme, tirons un trait.  

 Non. Le parti est mourant, mais les idées qui furent les siennes sont encore vivantes. A l’extrême gauche c’est certain, mais aussi colportées par la majorité des médias : américanophobie, critique du capitalisme sous toutes ses formes, silence ou bavardage complaisant sur les crimes de guerre quand ils ne sont pas le fait des puissances occidentales, culture de l’irresponsabilité, justification de la délinquance par le chômage des jeunes, du terrorisme par l’extension de la misère dans le monde, explication des guerres et génocides en Afrique par la richesse du sous-sol convoitée par les puissances occidentales…on se croirait revenu dans les années cinquante quand les unes de l’Humanité imputaient les malheurs du monde à l’impérialisme américain, US go home. 

 Nos intellectuels aujourd’hui, si l’on excepte quelques penseurs honnêtes qui ne craignent pas d’appeler un chat un chat, d’aller contre l’opinion au risque de passer pour des complices de ce que la gauche a estampillé comme étant la « réaction », nos intellectuels donc, c’est le prix à payer pour se faire un nom, caressent le pouvoir, tous les pouvoirs, politique, religieux, médiatique, dans le sens du poil. Pour les aider, les gentils journalistes qualifient leur discours de « décalé ». On ne m’empêchera pas de penser que l’humanisme haut de gamme qu’ils manifestent partout et sur les ondes est une couche de vernis étalée sur de la mauvaise conscience. A l’image des bourgeois bohèmes qui les admirent : à des kilomètres du monde réel et des cités dangereuses, tout ce qu’ils risquent, c’est une rayure sur leur puissant 4x4 hybride. Si si, ça existe, dans les beaux quartiers l’avenir de la planète est préoccupant. 

 

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